Des arts plastiques à la philosophie de l’art… Pourquoi vous êtes-vous tournée vers la photographie ?
Alors en fait j’ai abordé la photographie dès mes études à l’École nationale des Beaux-arts, dès la seconde année, donc très tôt dans mon parcours. Et assez naturellement, j’ai trouvé que c’était un instrument qui permettait de créer, de manière plus en accord avec l’époque dans laquelle je me trouvais. Il y a aussi le fait que la photographie était une posture qui me correspondait. Un photographe et un peintre ne sont pas dans la même posture. Un peintre crée ex nihilo, il est dans une position moins observatrice, moins à l’écoute du monde.
À ce jour, vous avez signé 45 séries photographiques… Comment parvenez-vous à maintenir votre inspiration ?
45 séries, quand on y pense, ce n’est pas énorme. Ça correspond à peu près au nombre de films qu’un cinéaste peut tourner dans sa vie, sachant qu’un film est très compliqué à produire. La motivation est maintenue par la règle de l’offre et de la demande, c’est-à-dire quand on est stimulé par le regard des autres, par leur demande, leur attente. Évidemment, on est plus à même de poursuivre sa quête, on est encouragé en quelque sorte. Et puis ça correspond tout simplement à une nécessité vitale, comme un écrivain, comme tout artiste dont la vie est dédiée à son art. C’est comme ça.
Vous avez recours à plusieurs procédés techniques, est-ce un moyen pour atteindre « la perfection photographique » ?
On me pose souvent la question de cette perfection photographique qui pourrait qualifier mon travail, mais je ne vois pas à quoi ça correspond. Il y a simplement chez moi un souci d’utiliser l’outil pour son pouvoir expressif. Si, à une époque donnée – ce qui est vrai encore aujourd’hui –, j’avais ce souci du rendu des détails, c’était pour atteindre un certain excès dans la photographie qui est celui d’une espèce de précision chirurgicale en l’occurrence. On pourrait dire que mon travail est caractérisé à la fois par une espèce d’excès de réalisme, de précision, de froideur et, par ailleurs, un aspect totalement non réaliste, non naturaliste, comme une sorte de paradoxe entre ces deux dimensions. Et pour moi, la perfection est dans la réunion de ces deux entités souvent contradictoires. Donc j’ai pu utiliser en effet pour ce faire la chambre photographique, à une époque, qui me donnait des négatifs très grands, avec une somme d’informations énorme, notamment au niveau de la peau de mes modèles.
J’avais besoin, et j’ai encore besoin de cette précision. Après, celle-ci est souvent excessive, ce qui m’oblige à la « calmer » en postproduction, de manière à retrouver l’impression première, celle que j’ai eue à travers le viseur. Comme une simplification de l’image a posteriori, en postproduction. Ça vaut aussi pour les couleurs. Je peux opérer par soustraction d’informations, c’est-à-dire que j’enlève la couleur réaliste, par exemple d’un maquillage, d’une teinte de cheveux, d’un vêtement… Il y a souvent une réduction chromatique. Mais j’ai tout de même besoin de cet excès de précision, qui fait qu’on n’est pas dans une image où le flou intervient, où on pourrait évoquer des notions de glamour, de « flou artistique »… Tout cela est lié à un attachement à la planéité de l’image photographique. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de premier plan et d’arrière-plan, il n’y a pas de flou et de net, ou de rendu atmosphérique en quelque sorte : tout est exactement sur le même plan, et ça, c’est très important pour moi, cette planéité.
Quel rapport entretenez-vous à la lumière ?
La lumière, comme pour tout photographe, est primordiale évidemment, mais peut-être qu’en ce qui me concerne elle l’est encore plus, dans le sens où on pourrait dire que ce que je photographie, ce sont plutôt des radiographies – des radiographies d’objets dans les débuts de mon travail. Je pense aux photos aux photos de Crystal I et II, d’Argenterie, des miroirs de Venise I et II, où là finalement ce que je capte c’est vraiment la lumière reflétée par ces objets avant tout. Je suis très proche d’une définition ontologique de la photographie comme empreinte lumineuse des choses et des êtres. Ensuite, lorsque je m’attache plus à des personnes et des personnages, on peut aussi dire, quelque part, que ce sont des radiographies de ces personnes, et non pas des portraits psychologiques ou subjectifs, ni mêmes physiques d’une certaine manière. C’est un peu comme des visions mentales, des essences, ou des archétypes.
Vous capturez l’humain de « manière désincarnée », comment qualifiez-vous votre rapport au vivant, à l’organique ?
Il est vrai que dans mon travail il y a toujours ce paradoxe très fort entre des personnes vivantes à qui il semblerait que j’ai retiré la vie, et inversement une sorte de supplément d’âme aux objets que je photographie comme si, tout d’un coup, ils avaient l’énergie du vivant. Cela fait partie de ces paradoxes qui constituent pour moi ce que je tente de faire avec la photographie, c’est-à-dire une sorte de déconstruction de ce qu’on pourrait appeler, un peu bêtement, des stéréotypes. Quand vous regardez les personnes que je photographie, il s’agit souvent de mannequins : de mannequins en plastique, de mannequins vivants ou d’agence. Et je les photographie dans une stricte équivalence. On pourrait presque dire que les mannequins de celluloïd sont plus vivants que les mannequins de chair que je photographie également.
Effectivement, on pourrait dire que mes modèles sont désincarnés. Ils sont désincarnés dans le sens où je ne les montre pas pour leurs qualités ou leurs présences physiques, mais pour leur dimension d’archétype, de typologie, de phénomène… On pourrait dire que je ne photographie pas des gens mais des existences.
Les canons de la beauté sont un thème récurrent dans votre œuvre, est-ce un prétexte pour questionner le statut de la photographie ?
Cette importance de la beauté dans mon travail, je pense qu’en fait elle est sans doute liée à un questionnement non pas sur la photographie elle-même, mais sur l’image en général. Puisque l’idée d’image inclut cette idée de beauté. Une image, aujourd’hui, c’est d’abord montrer un certain stéréotype de la beauté, principalement véhiculé par les femmes – plus que par les hommes. Et je pense que la beauté dans mon travail est plutôt celle du stéréotype, celle d’une recherche d’adhérence à un stéréotype. Même quand on pense à des séries relativement anciennes, comme celle des Bodybuilders, on a déjà cette quête de beauté chez les bodybuilders, puisqu’ils essaient d’adhérer à un stéréotype qui est celui de la beauté antique. Chose équivalente chez les transsexuels qui étant hommes et voulant être beaux veulent devenir des femmes. Parce que quelque part il a été dit que les femmes étaient la beauté, qu’être femme est l’équivalent d’être belle. Pour eux, il ne s’agit de changer de sexe, mais de devenir beau. C’est très étonnant.
Quelle place occupent les femmes dans votre recherche du sublime ?
Y a-t-il sublimation dans mon travail ? D’une certaine manière oui. Parce que je pense qu’un travail artistique est avant tout motivé par un désir de sublimer quelque chose qui est à l’origine sans doute ressenti comme laid. C’est une quête, le sublime, c’est une recherche qui n’est jamais finie. Les femmes ont une part importante dans mon travail parce que je pense qu’elles sont beaucoup plus sujettes et tremplins à l’imaginaire que les hommes. La femme se transforme : il y a eu la femme garçonne, la femme potiche, la Wonder Woman… La femme en fait est un véhicule, un transport de fantasmes, beaucoup plus que l’homme qui a une posture qui reste relativement stable, et qui n’est pas sujet à toutes ces projections, à cet imaginaire.
Votre statut de femme a-t-il influencé votre carrière ?
Il est difficile pour moi d’analyser les choses parce que je suis dans le faire et non dans l’analyse de ma propre production. Ce que je constate quand même, c’est qu’il y a et qu’il y a eu beaucoup de femmes photographes, contrairement à des femmes peintres, par exemple. La reconnaissance des femmes peintres reste et a été plus difficile que la reconnaissance des femmes photographes. On peut se demander pourquoi. Est-ce parce que la photographie est un art à dimension féminine ? Peut-être, parce qu’être photographe c’est être dans une posture peut-être moins machiste que celle d’un peintre, qui projette sur une toile une chose, alors qu’un photographe observe, récolte, connaît, comprend… Et un photographe, c’est quelqu’un qui revient à ses sujets, qui les requestionne, qui va plusieurs fois sur le terrain, qui veut toujours faire mieux… Je pense que la photographie a quelque chose à voir avec la féminité en fait.
Un jour, un certain professeur vous a dit : « ce n’est pas un travail de femme ». Aujourd’hui, pensez-vous avoir développé un « regard de femme » ?
Étant une femme et me contentant d’être moi-même, il est évident que j’ai dû développer un regard féminin, ou en tout cas un travail qui correspond à la personne que je suis, c’est-à-dire une femme en effet. Je pense qu’on ne fait pas les mêmes images quand on est un homme et une femme… Ou une femme… Lapsus révélateur. Je pense qu’on a tous une part de masculin et de féminin, et aujourd’hui plus qu’hier – cette séparation n’existe pas dans l’enfance, elle se construit justement avec l’absorption de stéréotypes – je pense que mon travail, déconstruisant un certain nombre de stéréotypes, peut-être déconstruit aussi celui-ci, cette séparation trop brutale entre le féminin et le masculin.