Comment en êtes-vous venue à la photographie ? Vous définissez-vous comme photographe ?
Bien sûr, l’un des rôles les plus importants de mon statut d’artiste est d’être une photographe.
Quels sont vos engagements dans votre pratique photographique ?
Je veux comprendre le monde qui m’entoure. Lorsque je réalise une œuvre, je la mets de côté, je la casse, je la découpe, je change ses couleurs pour en trouver le cœur. J’ai brisé le verre qui protégeait des photographies de piscines yougoslaves, j’ai recousu ensemble des images découpées, comme si je réalisais des points de suture sur un corps, j’ai déchiré un livre et j’ai mis du verre brisé dessus, j’ai fait tomber des assiettes décorées et déclaré que les fragments étaient une œuvre d’art, j’ai barré puis re-tamponné un cliché pour lui donner une nouvelle signification, et j’ai réalisé une vidéo dans laquelle je déchire ma propre robe. Je m’intéresse à la manière dont nous percevons la différence, à notre époque. Je suis fascinée par notre faculté à adapter la nature à nos intérêts égoïstes, et je reviens sans cesse à la perception des femmes.
Mon projet le plus récent est une série de cent photographies de fleurs aux couleurs inhabituelles, réalisées à la manière de portraits. J’y étudie notre changement d’attitude face à la nature et au corps, le “corps parfait” de notre époque, qui n’est pas autorisé à vieillir. Mes fleurs sont parfaites mais, à cause de leurs teintes, elles sont aussi surnaturelles.
Est-il légitime de parler d’un regard de femme dans la photographie ? Vous sentez-vous concernée ?
Le “regard de femme” est un terme évasif. La chanteuse et actrice Cher disait : “Les femmes ont toujours été des objets sexuels et le seront toujours.” Cela semble simple, presque naïf et, pourtant, la fusion entre deux personnes se déroule à la manière d’un rituel fixe. Ils doivent, d’une façon ou d’une autre, se réunir, leur frontière s’emmêler et bouger, comme le noir et blanc du yin et du yang, coulissant l’un dans l’autre. Je crois qu’il nous faut nous demander pourquoi l’objet serait passif. Car, bien que nous parlions de regard, si nous voulons comprendre ce “regard de femme”, il nous faut prêter attention aux autres sens.
Mais surtout, nous avons des préjugés concernant ce “regard de femme”. Je traite souvent ce sujet dans mon travail. L’un des exemples les plus flagrants est lorsque j’ai imprimé le mot WHORE (prostituée, en français) sur un tirage, sur lequel je tourne le dos à l’appareil, dans une pose suggestive. J’ai, bien sûr, imprimé ce terme en rouge. Car c’est le mot qui englobe tous les préjugés liés à un corps féminin attirant.
Votre statut de femme a-t-il, ou a-t-il eu, une influence sur votre statut d’artiste ?
Oui, tout à fait. Il m’a poussé à intituler la vidéo dans laquelle je filme mes jambes qui descendent un escalier Nude Descending the Staircase (Nu descendant les escaliers). C’est édité de manière à ce qu’on ait l’impression que les jambes montent et descendent sans cesse l’escalier. En bruit de fond, on n’entend que le craquement du bois des marches. J’ai ainsi tenté de représenter l’un des nus féminins les plus populaires [celui de Marcel Duchamp, Ndlr] du point de vue d’une femme. Je me suis demandé quelle émotion enveloppe une femme qui descend les escaliers nue.
J’étudie également la position d’une artiste femme dans mon travail Almost Like Olympia (Presque comme Olympia). J’ai imprimé des parties d’une seule image sur 56 feuilles de papier que j’ai ensuite cousues ensemble. Sur cette image, je posais de la même manière que Victorine Meurent lorsqu’elle posait pour l’Olympia provocatrice, de Manet. Je me suis toujours demandé qui était cette petite femme aux cheveux roux qui n’invitait pas le regardeur à observer sa nudité, mais qui le défiait, plutôt. Je voulais créer une Olympia contemporaine, j’ai donc entrelacé le fil rouge à l’image numérique.
Vivez-vous de votre art ?
Non.
Quels sont les auteur(e)s qui vous inspirent ? Parmi eux/elles, y a-t-il des femmes photographes ?
Sophie Calle. La photographie – l’image en elle-même – est aussi importante que le texte, dans son travail. Ses expositions ne sont pas simplement une série de travaux encadrés, mais une représentation complexe qui repousse les frontières de la perception dans l’art visuel. Je comprends tout à fait cette démarche, mais il y a quelque chose de plus qui me captive dans son œuvre, quelque chose que je ne parviens pas à expliquer. C’est peut-être dû au fait que Sophie Calle ne capture pas les mondes étrangers avec admiration, ne se nourrit pas des difficultés des autres, comme c’est si souvent le cas en photographie. Même lorsqu’elle parle des autres, elle fait un véritable travail d’introspection. Tout comme les peintures de Frida Kahlo, les œuvres de Louise Bourgeois ou de Meret Oppenheim, le travail de Sophie Calle me donne toujours l’impression que je me vois moi, que son travail parle de moi. C’est une sensation singulière, quelque chose qui me pousse à être attentive, qui me prend aux tripes et me laisse sans voix.