ELLES X PARIS PHOTO - JESSICA BACKHAUS

ROBERT MORAT GALERIE 

“Je crois en un esprit de sororité “ Jessica Backhaus

Vous considérez-vous plutôt comme une artiste visuelle ou comme une photographe ?

Je me considèrerais plutôt comme une photographe qui travaille de manière artistique.

Votre mère était actrice, et votre père était metteur en scène de théâtre… La mise en scène et l’art de la performance ont-ils influencé votre travail ?

C’était une enfance très colorée. Plus tard, j’ai passé une partie de mon adolescence dans les archives cinématographiques du compagnon de ma mère. Je pense qu’entre ce théâtre et les archives cinématographiques, j’ai commencé à développer le désir de devenir photographe. À certains égards, cela m’a influencée, car cela m’a ouvert de nombreuses portes créatives, et j’avais une fenêtre sur ces mondes très artistiques. Alors effectivement, oui, cela m’a influencée.

Portrait, minimalisme, abstraction… Pourquoi avez-vous exploré tant d’esthétiques différentes ?

Mon travail a porté sur le portrait, la nature morte, j’ai fait un peu de travail documentaire et, ces dernières années, je me suis davantage tournée vers l’abstraction. Mais, d’une certaine manière, j’ai l’impression que toute cette évolution dans mon travail s’est faite de manière très naturelle et organique. Par exemple, j’ai commencé avec mon premier projet, Jesus And the Cherries. C’est un projet que j’ai développé en Pologne, il y a une vingtaine d’années, et c’était très documentaire. Je shootais des portraits, des natures mortes, quelques intérieurs, et pendant de nombreuses années, j’ai, en quelque sorte, documenté ce que je voyais et ce que je découvrais. Puis, par la suite, au cours des six dernières années, j’ai développé un autre projet appelé Six Degrees of Freedom, et je me suis intéressée à la notion de mise en scène. Je me demandais ce que je pourrais bien créer si je le faisais moi-même…

La manière dont je vois les choses est en train de changer. Je suis toujours dans une démarche documentaire, mais parfois – par exemple, mon tout nouveau travail, le projet The Cut Outs –  est très concret. Mais, d’une certaine manière, c’est une mise en scène, car c’est une œuvre que j’ai créée, et non quelque chose que sur laquelle je suis tombée par hasard et que j’ai documenté par la suite. Donc ce ne sont que des tremplins qui changent d’un projet à l’autre.

Et pensez-vous que la création artistique doit être en constante évolution ?

Je ne peux parler que pour moi, mais je suis vraiment à la recherche de défis, et je ne veux pas rester immobile. Je tiens véritablement à explorer différents domaines, et j’aime me lancer des défis à chaque fois, car, la plupart du temps, je travaille sur des projets à long terme – ils durent environ trois ans – et j’aime me lancer des défis. Je ne veux pas me répéter sans cesse, et faire la même chose encore et encore. C’est pourquoi je cherche de nouveaux challenges. Je cherche également de nouvelles façons de m’exprimer, et il peut s’agir de collage, de photographie ou bien d’une photographie à laquelle j’ajoute d’autres éléments… Je pense que c’est une nécessité pour moi d’évoluer, de me dépasser et de voir ce que je peux faire d’autre en dehors du simple fait de prendre une photo.

Les couleurs, la lumière, la forme mais aussi les émotions font partie de votre travail – des éléments souvent associés à la féminité…

 Je ne les vois pas attribués uniquement à la féminité. Je les vois également dans la masculinité, et je ne ferais pas une telle distinction. Je pense que les personnes créatives – qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes – utilisent toutes, ou une majorité d’entre elles, ces éléments. Je ne pense pas que l’on puisse les attribuer uniquement au monde féminin.

Pour quelle raison l’abstraction vous attire-t-elle ?

Ces dernières années, j’ai atterri dans l’abstraction, et l’abstraction est une façon d’exprimer, de montrer mon travail. Elle me donne de l’espace. Elle me donne la liberté de penser, de ressentir et aussi de rêver. J’ai l’impression que, parfois, les gens sont… Je ne sais pas si je peux dire « effrayés », mais ils se sentent un peu en insécurité ou incertains quand il y a quelque chose d’abstrait. Peut-être est-ce parce que nous ne la comprenons pas lorsque nous la voyons pour la première fois. Je pense que l’abstraction nous éloigne un peu de notre zone de confort, et je pense aussi qu’il faut l’aborder avec un état d’esprit spécial où vous devez sentir et voir… J’ai remarqué que je suis parfois tombée sur des projets, des expositions que je n’ai pas réellement comprises, mais pourtant, même si, parfois, je ne pouvais pas tout saisir car c’était très abstrait, j’ai quand même été inspirée, car j’ai simplement suivi mes sentiments et mes émotions. Je trouve qu’il y a vraiment quelque chose de fascinant dans l’abstraction.

Et en quoi cela a-t-il sublimé votre travail ?

Dans mon dernier travail, The Cut Outs – un travail que j’ai développé sur trois ans – il s’agit essentiellement de différents bouts de papier que j’ai découpées sous différentes formes, puis je les ai posées sur des fonds de différentes couleurs et photographiées en plein soleil. À cause de la chaleur de la lumière du soleil, le papier se déformait, projetait des ombres et se levait. Cela a permis de créer des dimensions complètement différentes. Au début, j’étais un peu contrariée, parce que ce n’est pas comme ça que j’avais envisagé cette série, mais finalement, plus je la regardais, plus j’étais hypnotisée. Les découpes ont une allure très abstraite, mais elles sont, en fin de compte, très concrètes. C’est du papier photographié sur du papier en plein soleil.

Vous étiez très proche de la photographe Gisèle Freund. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre relation ?

Gisèle et moi, nous avons eu une très belle amitié, et le fait que je l’ai rencontrée lorsque j’étais étudiante en photographie… – je l’ai rencontrée en 1992 –. Cette amitié que j’ai eue avec elle a vraiment été l’un des plus beaux cadeaux que j’ai reçus dans ma vie. Elle m’a inspirée et influencée, non seulement en raison de son incroyable biographie, mais ce que j’ai vraiment aimé et apprécié le plus chez elle, c’est son courage et sa curiosité qui m’ont beaucoup inspirée. Certaines des conversations que j’ai eues avec elle résonnent encore en moi aujourd’hui. Je suis très reconnaissante d’avoir été son amie.

Croyez-vous en l’esprit de sororité ?

Oui, je crois en l’esprit de sororité ! Je trouve beau que les femmes s’entraident et se soutiennent dans leur vie, dans leur travail. Il est vrai que ces derniers temps, peut-être même cette année en particulier, je le ressens de plus en plus, et j’en suis témoin, que les femmes se tendent vraiment la main. Elles sont beaucoup plus solidaires. Elles s’entraident davantage… Et bien sûr, je dirais que c’est important. Je pense que, d’une certaine manière, nous avons atteint une nouvelle ère pour les femmes, et c’est aussi une ère où les femmes occupent des positions fortes et où elles ont une voix. Mais je pense que les femmes sont aussi très généreuses, et c’est une ère où les hommes sont aux côtés des femmes, et c’est aussi cela qui est beau. Ce sont les différences que nous avons entre les femmes et les hommes qui sont intéressantes, justement.

Jessica Backhaus

BIO


Née à Cuxhaven en Allemagne en 1970, Jessica Backhaus a étudié la photographie et la communication visuelle à Paris, avant de devenir assistante-photographe à New York. Elle vit et travaille à Berlin depuis 2009. C’est sa rencontre avec son mentor, Gisèle Freund, en 1992 qui fait naître en elle sa passion pour le 8e art. Depuis, elle développe une œuvre variée, explorant différentes esthétiques : du minimalisme au portrait, en passant par la nature morte et, plus récemment, l’abstraction. Elle a publié ses nombreux projets sous la forme de livres (Jesus and the Cherries en 2005, Once, still and forever en 2012, Cut Outs en 2021…) et les a exposés en Allemagne comme à l’étranger (National Portrait Gallery de Londres, Martin Gropius-Bau de Berlin, etc.) Ses créations font également partie de prestigieuses collections. Parmi elles, Taunus Sparkasse (Allemagne), ING Art Collection (Belgique), ou encore Collection of the Museum of Fine Arts (États-Unis).

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