Comment en êtes-vous venue à la photographie ? Vous définissez-vous comme photographe ?
Mon père était un photographe amateur. Je me souviens qu’il réalisait des tirages en noir et blanc qu’il développait dans notre salle de bain. C’est lui qui m’a offert mon premier appareil lorsque j’avais 7 ans. Après sa disparition, j’ai hérité de son Olympus. Ma mère, veuve à 37 ans, s’est inscrite dans une école d’art. Elle a passé quatre riches années à étudier l’art et la peinture. Elle m’emmenait découvrir des expositions et avait un enthousiasme contagieux – avant qu’elle ne décède elle aussi. Si je suis devenue photographe grâce à mon père, c’est grâce à ma mère que je suis une artiste.
Quels sont vos engagements dans votre pratique photographique ?
Dans mon nouvel ouvrage, Why not? qui vient d’être publié (Hirmer Verlag et Weserburg Museum of Modern Art, Bremen 2020), le directeur de musée Janneke de Vries et le curateur Ingo Clauss mentionnent trois sources importantes de mon travail : l’histoire de l’art, la littérature et l’architecture.
On retrouvait déjà ma passion pour l’histoire de l’art dans ma série The New Painting (2000-2004). Puis, je me suis intéressée à l’artiste, au modèle, et à la manière dont ces deux statuts s’entrelacent (particulièrement dans le cas de l’autoportrait). Depuis maintenant cinq ans, j’utilise dans mon travail l’histoire de l’art contemporain : Fluxus, John Baldessari, l’art conceptuel des années 1960 et 1970. Je cherche du matériel d’archives, comme des feuilles de pointage ou d’autres instructions écrites, pour nourrir mes photographies, ou bien j’invente des pièces dans le même esprit. J’aime la dimension légère, ludique, que cette approche a apporté à mon travail.
Mon intérêt pour la littérature s’est quant à lui manifesté durant mon dernier projet Sebaldiana. Memento Mori (2019). J’ai emporté les textes fragmentés de l’écrivain W.G. Sebald, publiés après sa mort, avec moi en Corse, lorsque j’ai été invitée à y travailler par le Centre méditerranéen de la photographie. Je me suis rendue dans les endroits dont parlait Sebald : j’ai séjourné dans l’hôtel qu’il décrivait, et j’ai observé la mer depuis la plage où son narrateur manquait de se noyer.
Le troisième chapitre de mon œuvre, en cours d’écriture, est l’architecture. Je photographie depuis quelque temps plusieurs maisons iconiques, construites par différents architectes, dont Alvar Aalto, Michel Polak, ou encore Friedensreich Hundertwasser. Il s’agit d’une manière différente de capturer l’architecture, car j’introduis une présence dans l’espace. S’il s’agit de ma présence dans ces photographies, elle est cette fois-ci habitée. Je joue différents personnages imaginaires qui auraient pu vivre dans ces maisons à l’époque, ou être des amis, ou des proches venus rendre visite aux propriétaires. Ces personnages ouvrent au spectateur les portes des maisons, et inspirent des récits. Je continue ce projet dès que j’en ai l’occasion.
Est-il légitime de parler d’un regard de femme dans la photographie ? Vous sentez-vous concernée ?
Je crois que le concept du regard de femme a plus souvent été utilisé dans le cinéma que dans la photographie. Ginette Vincendeau, professeure d’études cinématographiques au King’s College de Londres, évoque par exemple la « réciprocité du regard de femme – comment celui-ci peut atténuer le déséquilibre qui est censé corrompre le regard masculin. Il y a une relation plus égalitaire entre la personne représentée et la personne qui représente, ce qui représente, pour moi, un geste féministe », explique-t-elle (dans le Guardian, 22 février 2020). Un propos censé, qui pourrait être appliqué à la photographie également.
Aujourd’hui, il est rare que je représente quelqu’un d’autre que moi-même dans mes images. Ce qui transparaît dans ma manière de représenter mon modèle – ma propre figure – est que je n’essaie pas d’être belle. Je n’ai besoin de contenter le regard de personne, seulement mes propres envies esthétiques, qui correspondent davantage à la géométrie de l’image, qu’à une attitude sexy.
Votre statut de femme a-t-il, ou a-t-il eu, une influence sur votre statut d’artiste ?
Il est évident que les femmes ne pourront jamais savoir à quel point leur carrière aurait décollé si elles étaient nées hommes. En Finlande, mon pays d’origine, je crois que le genre d’un artiste ne joue pas un rôle important dans son statut ou sa capacité à exercer son art. Notre artiste contemporaine la plus célèbre est une femme vidéaste : Eija-Liisa Ahtila. Mais cela diffère en fonction des pays. L’an dernier, j’ai réalisé un projet dans un pays arabe, et j’ai découvert que la liberté de parole se trouvait entre les lignes. Les travaux des artistes féminines sont souvent censurés, et les femmes se censurent aussi elles-mêmes, en anticipant ce qui sera accepté, ou non.
Entre ces deux extrêmes se tiennent des zones grises, comme la France, où les femmes peuvent faire ce qu’elles souhaitent, mais ont du mal à être reconnues et à vivre de leur art. S’il est vrai qu’il est difficile pour les hommes de percer, d’exposer et de signer avec des galeries, les statistiques montrent que c’est pourtant plus facile pour eux. De nombreuses études scientifiques le prouvent. La notion de plafond de verre et la discrimination sexiste font partie du quotidien des femmes. J’adore la France, mais pour être honnête, je trouve les relations entre hommes et femmes tordues dans ce pays. Tous ces jeux de séduction sont révoltants et non professionnels.
J’encourage la candidature anonyme dans tous les milieux. Il a été prouvé, par exemple, que lorsque des orchestres auditionnent de nouveaux musiciens, ils engagent davantage de femmes si les candidats jouent derrière un rideau. La même chose devrait être appliquée pour les concours, les résidences, et les bourses… Les jurés devraient étudier les candidatures sans voir les noms.
Vivez-vous de votre art ?
Oui, mais cela implique de développer une présence à l’international, de travailler avec plusieurs galeries, et de ne pas compter ses heures. Occasionnellement, j’enseigne dans des workshops, mais seulement si l’atelier est court, situé dans un endroit où je souhaite me rendre, et à vocation pratique. J’envoie les étudiants au travail, et moi aussi par la même occasion !
Quels sont les auteur(e)s qui vous inspirent ? Parmi eux/elles, y a-t-il des femmes photographes ?
Lorsque j’étais étudiante en art, j’admirais, comme tout le monde, Cindy Sherman et Nan Goldin. Elles étaient les deux seules femmes photographes dont nous avions entendu parler.
Il y avait à l’époque – et toujours aujourd’hui – un manque de représentation des femmes dans l’art occidental. Les historiens de l’art œuvrent actuellement pour rétablir une chronologie plus diverse et honnête.
Nous avons besoin de “modèles”. Nous devons connaître des femmes qui sont des artistes actives pour nous projeter, et penser : “si elle l’a fait, je peux aussi le faire”. C’est pour cette raison que j’ai voulu photographier Valie Export, qui redevient en ce moment populaire. Je veux montrer qu’il existait une génération avant la nôtre. Nous devons connaître ces pionnières de l’Avant-garde féministe, et comprendre qu’il n’existait pas que Cindy Sherman. Je les admire et, pourtant, je suffoque presque, lorsque je songe aux épreuves qu’elles ont dû surmonter. Si ce n’est pas facile pour nous, elles, elles étaient complètement seules.
Je souhaite également mentionner deux artistes contemporaines qui travaillent avec le film, la photographie et les textes : Roni Horn et Tacita Dean. Elles sont très inspirantes. J’aime particulièrement les œuvres qu’elles ont réalisées avec d’autres artistes : You Are the Weather, série dans laquelle Roni Horn photographie Margrét Blöndal dans des sources chaudes, et les films que Tacita Dean a tournés sur Merce Cunnigham jouant 4’33’’ de John Cage. Ce sont des créations formidables, minimalistes, et belles qui ne cessent de me toucher profondément.